Varsovie libérée

23/1/1945

 

Une capitale libérée, c'est un signe. Pour nous, Français, surtout, si profondément centralisés, il nous paraît qu'avec la libération d'une capitale, toute l'âme d'un peuple se dégage. Dans cette délivrance des capitales, Paris semble comme une sœur aînée. Bruxelles et Athènes lui font cortège, et maintenant c'est Varsovie, et avec Varsovie, la capitale ancestrale  et traditionnelle de la Pologne : Cracovie.

Nous ne parlerons pas de politique, ce matin. Nous ne parlerons pas de la ligne Curzon et du déplacement de la Pologne vers l'Ouest. Nous voulons simplement penser à cette Pologne martyre dont peu à peu le torse semble se dégager de la tombe. Hélas ! Les deuils sont ici trop nombreux pour que nous osions dire à nos amis polonais que nous nous réjouissons avec eux. Leur joie est trop mêlée de larmes. Ces rares civils qu'on voit dans les rues de la Varsovie délivrée sortent d'un cauchemar trop affreux. Ils doivent tituber comme l'aveugle soudain rendu à la lumière.

Quel peuple a souffert autant que la Pologne ? L'Allemand s'est acharné sur elle avec toute l’astuce de son sadisme. Il l'a broyée, déchirée. Il lui a fait payer un prix terrible de ne pas l'avoir assez craint. N'évoquons pas aujourd'hui certaines fautes de la Pologne. Son propre sang les a lavées. Nous ne voulons penser qu'à la Pologne de jadis et d'aujourd'hui, nous oublierons celle d'hier. Et dans notre hommage nous associerons Mickiewicz et Chopin aux résistants de Varsovie.

Ce soir, je penserai surtout à un grand Polonais que j'ai connu : le général Sikorski. Il n'avait jamais douté de notre victoire. Il n'avait jamais admis les reniements d'un Beck. Qu'il me soit permis de l'évoquer, tel qu'on le voyait à Paris, dans ses années d'exil. Il habitait un très moderne hôtel de la rive gauche. Mais même dans ce décor un peu suranné et si humble, on se sentait en présence d'un homme d’État.

La malheureuse Pologne, une fois de plus divisée contre elle-même, ne réparera pas sa perte.

Mais ne pensons pas aux images tristes ou seulement douloureuses. N'empiétons pas sur un avenir incertain. J'ai sur ma table « le Livre des Pèlerins Polonais ». Si vous le voulez, nous dirons ensemble en union avec tous nos frères polonais, la prière sur laquelle se ferme le livre : « Seigneur, Dieu tout puissant ! Les enfants d'une nation guerrière élèvent vers toi, des diverses parties du monde, leurs mains désarmées. Ils crient vers Toi du fond des mines de Sibérie et des neiges de Kamczatka, et des plaines de l'Algérie et de la terre étrangère de France. Et dans notre patrie, dans la Pologne fidèle, on n'est pas libre de t'invoquer ! Mais nos vieillards, nos femmes, et nos enfants te prient dans le secret de leur pensée, au milieu des pleurs !  Dieu des Jagellons ! Dieu des Sobieski ! Dieu des  Koscluszko ! aie pitié de notre patrie et de nous-mêmes. Permets que nous te prions de nouveau, selon la coutume de nos aïeux, sur le champ de bataille, les armes à la main, devant un autel formé de tambours et de canons, sous un baldaquin formé de nos aigles et drapeaux ; et permets que nos parents te prient dans les églises de nos villes et de nos villages, et nos enfants sur nos tombeaux ».

« Et pourtant que ta volonté soit faite, et non la nôtre. Amen  ».